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Tagadam Soins Soins
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15 octobre 2016

Au revoir Mr L.

Hospital room

Mardi, 6h30, heures des transmissions, ma collègue de nuit me présente brièvement les patients, ils sont quinze, ils ne sont pas en forme me dit-on, surtout un qui est arrivé tard dans la nuit, accompagné de son épouse. Mr L., Soixante-dix ans, adénocarcinome pulmonaire stade IV découvert en avril 2016, dernière chimio en juillet, arrêtée car cancer trop avancé, il ne supporte pas les traitements. Il est douloureux, recroquevillé dans son lit, il respire mal, il « glougloute », on doit aspirer fréquemment les sécrétions, toutes les demi-heure. Il est conscient de son état, il ne va pas tenir longtemps, on a pour consigne de ne pas le réanimer, c'est un souhait de sa part.

J'écoute, je note avec mon crayon quatre couleurs tout cela sur ma feuille, je fluote les choses importantes, je sais en voyant ma feuille que la matinée s'annonce compliquée.

Je décide de terminer mon tour d'administration des médicaments par ce monsieur, pour pouvoir lui accorder un peu plus de temps.

Je frappe à la porte et entre, je m'adresse à sa femme qui est assise sur une chaise, elle n'a pas dormi, ça se voit à ses traits tirés. Elle a beaucoup pleuré, elle tient la main de son mari. J'évite la question que je pose systématiquement à tout le monde : « Ça va ? » Non, ça ne va pas, c'est évident, je lui demande donc comment s'est passé la nuit. Et là, la dame et le monsieur me répondent en même temps : « Bien ! »

Je suis étonnée de cette réponse et aussi du fait que ce patient parle. Réaction un peu idiote de ma part mais au vu des transmissions je m'attendais à voir un patient endormi. Parfait, je m'adresse donc dorénavant aux deux personnes, en particulier à ce monsieur tout à fait conscient. Je lui explique que j'ai pris connaissance de quelques éléments de la situation mais qu'il va devoir me guider pour que je puisse au mieux m'occuper de lui. Il me regarde avec ses grands yeux bleus, il sourit beaucoup, sourire dissimulé sous un masque à oxygène mangeant les trois quarts de son visage. Il m'explique donc son cas, son cancer en phase terminale, il a eu le temps de réfléchir à tout ça et a discuté avec son médecin. Il sait qu'il va mourir dans un ou deux jours, il le sent. Il a eu plusieurs opérations : la hanche, le cœur, le poumon droit, il me dit qu'il souhaite donner son corps à la science pour que les jeunes médecins puissent étudier tout cela. Il a fait les démarches, les pompes funèbres sont au courant.

Je suis sans voix, il m'impressionne, je suis toujours avec mon crayon quatre couleurs dans la main, je sens que je le serre un peu trop fort. Je souris au monsieur et hoche la tête. Je comprends sa démarche.

Il m'explique maintenant qu'il a rédigé des « directives anticipées ». Chose possible depuis très récemment, les patients atteints d'une maladie incurable à un stade terminal peuvent exprimer par le biais d'un document daté et signé en pleine conscience, le souhait d'avoir recours à une sédation profonde et continue pouvant accélérer leur décès.

Je suis là devant lui et lui fais un aveux, c'est la première fois que je suis en présence d'une personne ayant rédigé ses directives anticipées. Il a de l'humour, il me dit que lui c'est la première fois aussi qu'il en écrit. Nous rions tous les deux, sa femme sourit, il me dit que je suis une des dernières personnes qu'il aura rencontré et qu'il est heureux que je sois restée l'écouter. Mon crayon quatre couleurs va se casser si je continue de le serrer comme ça, je le mets dans ma poche, je prends une grande respiration discrètement et explique à Mr L. que j'ai tout enregistré, que je m'atèle à retranscrire tout cela dans son dossier, que je viendrais le voir tout de suite après avoir relaté l'intégralité de ce qu'il souhaite au médecin du service.

J'ai du mal à quitter la chambre, je vérifie tout, je m'assure qu'il est bien installé, il a mal, je le vois, il respire avec difficulté, il transpire beaucoup...

Le médecin est arrivé ! Je m'empresse d'aller lui parler de Mr L., de ses directives anticipées, de son souhait de donner son corps à la science, de ses douleurs extrêmement fortes. Elle va immédiatement voir le monsieur et passe un moment dans la chambre. Elle en sort bouleversée et me dit : « On ne traîne pas, on y va, je n'ai jamais prescrit de sédation, on va y aller progressivement ». Je lui dis que moi je n'ai jamais posé de sédation, que ça me fait un peu peur. Elle m'explique qu'on ira toutes les deux poser les seringues. Ok, je sens mon cœur faire un bond plus fort.

Elle me donne les doses à administrer, je vais préparer tout ça, l'anxiolyse et l'antalgie, mon plateau est prêt, je suis prête. Le médecin en question vient de vivre une situation qui me pousse à ne pas aller administrer les produits avec elle, je ne peux pas lui infliger cela, elle est occupée, j'y vais seule.

Je rentre dans la chambre, le monsieur est crispé, il est encore plus recroquevillé, sa femme pleure, elle me demande si ce que j'ai sur mon chariot c'est ce qui va soulager son mari. Je lui réponds que oui. J'explique ce qu'il y a dans les perfusions et dans les seringues. La scopolamine pour diminuer les sécrétions bronchiques, la morphine pour soulager les douleurs, l'anxiolytique pour endormir Mr L. qui m'écoute. Il sourit et me remercie. Il me dit que je suis la dernière personne qu'il aura rencontré et qu'il est heureux de me connaître, que je fais un métier difficile et qu'il remercie tous les infirmiers, aides-soignants, personnel et médecins qu'il a vu pendant ses hospitalisations. Il s'excuse de me donner à faire « ça ».

Mes mains tremblent un peu, ma poitrine se serre, j'ai une goutte de sueur qui perle sur la tempe. Mr L. me regarde toujours avec ce petit sourire derrière son masque à oxygène, je lui sourit aussi, il me dit qu'il est prêt.

« D'accord Mr L, moi aussi je suis prête, je voulais vous dire que moi aussi je suis heureuse de vous avoir rencontré. »

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