Vendredi 23 décembre.
14h30, je sors du travail. Je dois aller chercher les enfants chez ma belle-mère. C'est à 25 kilomètres. Dans un trou paumé. Il y a la voie express ce qui me permet de rouler assez vite et de pouvoir admirer la mer en passant un pont immense accédant à la presqu'île. Ce temps de trajet est aussi le temps qui sert de sas de décompression. Je m'organise intérieurement. Les courses pour le réveillon de Noël sont faites, manque plus que deux ou trois petites choses. Ce soir j'attaquerai le ménage de la maison, demain matin je me lève un peu plus tôt qu'un samedi ordinaire et je commence à préparer les plats qui peuvent être avancés. Ensuite encore du ménage, beaucoup de vaisselle puisqu'il faudra laver la vaisselle qui ne sert qu'une fois par an, les flûtes en cristal et les couverts en argent. Bref, samedi sera chargé...
Pont passé, encore un petit bout de voie express pour accéder au hameau composé de deux maisons seulement. Pour y descendre il faut prendre à droite après une grande maison blanche un peu sale où est posée depuis plus de trente ans une vieille sur le muret qui devance la demeure. Elle regarde ma voiture fixement, dans sa tête fusent tout un tas de méchancetés, ça se lit dans son regard froid et perçant. Elle a toujours un journal dans les mains mais ne le lit jamais. Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il fasse trente degrés (rare ici!), elle est là, les fesses posées sur son muret, telle une poule sur un mur, qui picorait du pain dur, picoti, picota... Elle ne s'en va pas.
Je mets mon clignotant à droite et ralentis beaucoup car le chemin qui descend jusqu'au hameau est un mélange de terre et de caillasse, peu praticable quand il pleut des cordes. Là il ne pleut pas, c'est plutôt clair à travers le toit panoramique de la voiture.
Arrivée en bas, je constate que les voisins de ma belle-mère ne sont pas là. Ils ne sont jamais là. C'est un couple dont le monsieur est marin, ils n'ont pas d'enfants. La maison est tout le temps vide. Ils sont à droite à gauche : Réunion, Martinique, Afrique... Parfois ils louent cette maison mais les locataires ne restent jamais. Le dernier laissait tout un tas de pots de fleurs sales et de sacs poubelle devant la maison ce qui m'empêchait de me garer devant. Là, il y a encore quelques sacs vides mais de quoi passer. Je me gare devant. Ça ne gènera personne, la maison a l'air sans vie.
Je sors de la voiture, prends les deux sucettes que j'ai caché dans mon sac la veille pour faire une surprise à mes deux petits garçons, je remets mes clefs de voiture dans la pochette où étaient les sucettes. Inutile de fermer les portes de la voiture, j'en ai pour cinq minutes.
Les enfants courent me rejoindre dans le jardin, ils sont excités, demain c'est Noël !
« Tu as vu le père Noël maman ? » me demande le plus petit avec un grand sourire. Le grand qui ne croit plus à ça lance un petit « Pff, c'est pas aujourd'hui qu'il doit venir c'est demain ! ».
Je suis contente de voir qu'il joue le jeu mon grand garçon pour que son petit frère profite à fond de ces années de magie.
« Non je ne l'ai pas vu mais j'ai un petit quelque chose pour patienter, quelle main ? »
« Celle-là ! » Me dit mon plus jeune.
« Moi celle-là » Me dit l'autre tout aussi content que le petit.
« Gagné tous les deux ! »
Il y a une sucette à la fraise et une autre au cola, ce qui a suscité une mini-guerre pour savoir qui aurait celle au cola mais le petit a capitulé aux menaces du grand qui lui a dit que le cola faisait les dents noires sur les moins de six ans.
Ma belle-mère sort de la maison, on discute quelques minutes sur le pas de la porte. On s'organise pour le lendemain. Je fais l'apéro, elle le plat principal, la tante rapportera la bûche et la belle-soeur des bouteilles. 20H30 ? Ok.
Et le dimanche, le lendemain, les petits retourneront chez elle car ce sont les vacances et comme je travaille à 6h30 le lundi, ce sera plus simple qu'ils aillent passer quelques jours chez elle. D'accord. Je dois aller chez ma sœur le dimanche prendre un goûter et donner leurs cadeaux à mes nièces, ensuite je les déposerai.
Retour à la maison, on repasse devant la vieille qui nous regarde avec son air mauvais. Les petits en ont peur, on se demande ce qu'elle fait là toute la journée à regarder passer les trois voitures à l'heure qui empruntent cette route. Au final c'est plutôt triste. Mais il me semble en avoir parlé avec plusieurs personnes qui résident non loin de cette grande maison blanche sale et elle a toujours vécu ainsi, sur son mur à regarder les gens passer en voiture, en vélo, en scooter... Une folle, mais pas méchante. Ensuite on passe le grand pont, les enfants sont toujours émerveillés par le paysage, différent à chaque passage, là, il fait un temps plutôt clément, on voit tout en bas les minuscules véliplanchistes qui bravent le mois de décembre. Encore une quinzaine de kilomètres et on sera rentré. La sucette à la main, les enfants ne disent pas un mot. C'est calme, le calme avant la tempête, le calme avant le passage du père-Noël...
Le week-end se passa comme prévu : ménage de fond en comble le vendredi en fin d'après-midi et début de soirée. Cusine et ménage encore le samedi matin. Dressage de la table et repas en grande pompe le samedi soir.
Vers 22h, on toque à la porte. Mystère, qui est-ce ? On laisse le plus petit aller ouvrir la porte. Ce n'est pas la bonne porte, ça re-toque plus fort. C'est à la porte du jardin, c'est lui ! Le père-Noël ! Chargé de cadeaux pour tout le monde : des circuits, de la pâte à modeler, des gants de gardien de but, des jeux de société, des trucs à construire etc etc... Je ne sais même plus tout ce qu'il a rapporté tellement il y en avait. Preuve que les enfants ont été très sages. À mon avis il a dû aller dormir pas mal de fois ce père-Noël et a manqué quelques épisodes mais ce fût tellement chouette de voir les enfants si heureux de leurs cadeaux !
On a tout de suite joué avec les cadeaux, jusqu'à une heure du matin, les enfants étaient hors-service. Une bonne nuit de plomb jusqu'à 11h le dimanche.
À peine le temps de jouer encore un peu avec les cadeaux, se laver, s'habiller et prendre un déjeuner-repas de midi qu'il a fallu repartir chez ma sœur pour avoir encore d'autres cadeaux, manger encore des super gateaux. J'adore Noël. Les enfants sont si heureux, et les grands aussi !
17h, je devais être chez ma belle-mère pour 16h. Pas grave, j'envoies rapidement un texto pour confirmer notre retard.
Les enfants sont allés courir dehors. Aujourd'hui le temps est beaucoup moins beau, il y a du crachin, le ciel est gris, les nuages sont bas. Ça ne les a pas emêcher d'aller faire une bataille de pistolet avec des balles en mousse dans la pelouse et de tremper leurs chaussures jusqu'aux chaussettes. Mais ils se sont amusés, ont éliminé un peu des vingt-cinq morceaux de gâteaux qu'ils ont engloutis depuis hier soir.
Manteaux trempés, chaussettes idem, on monte dans la voiture et on prend la route vers chez ma belle-mère.
Voie express, pont immense : zéro véliplanchiste à l'horizon ; juste un temps gris et chargé. Ça sent la fin des festivités. Il n'y a pas un mot dans la voiture malgré moi qui essaie de leur dire que les fêtes ne sont pas finies, qu'il y a encore le Nouvel An et une semaine de vacances.
« Mais c'est nul le Nouvel An, y'a pas de cadeau ! »
« Mais si c'est bien, on ne va plus écrire 2016 dans les cahiers à l'école, on va devoir écrire 2017, tu vas voir ça va être rigolo, tout le monde va se tromper ! »
« Ouais, super... »
On arrive à la grande maison blanche sale. Bizarre, la vieille n'est pas à son poste. Première fois que ça arrive en dix ans. Les enfants inventent des histoires qui auraient pu arriver :
« Le père-Noël l'a kidnapée, elle s'est étouffé en mangeant des huitres ou alors elle a glissé sur une petite voiture et elle est à l'hôpital ! »
On rigole de ces scenarii. On descend le petit chemin boueux et caillouteux par ce temps de pluie, ça patine un peu. J'espère qu'il n'y aura personne chez les voisins de la belle-mère. Je pourrais me garer devant leur maison, ça m'évitera de me mettre dans la petite cuvette pleine de boue au niveau du portail. Il n'y a personne. Je fais un créneau et roule sur un sac poubelle rempli de bouteilles en verre. Il n'y était pas hier je crois. Pourtant je regarde vite-fait à travers la porte-fenêtre des voisins et pas une once de vie. Les rideaux ou plutôt le morceau de tissus qui masque l'intérieur est me semble-t-il exactement comme il était hier. Bref, si quelqu'un est géné par la voiture, il n'aura qu'à venir toquer chez ma belle-mère, je bougerais la voiture. De toutes façons, je n'en ai que pour dix minutes à peine.
On rentre dans la maison surchaufée, il y a la cheminée qui est allumée et le sapin avec encore des cadeaux à ses pieds. Les enfants sont de retour très excités à la vue des paquets bariolés. Ils n'ont même pas enlevé leurs chaussures trempées qu'ils sont déjà en train d'essayer de deviner à qui appartient quel paquet.
« Nan toi tu es petit donc tu as les petits ! »
« Nan ! Hein maman les petits ils ont le droit d'avoir des gros cadeaux aussi ? »
Mini-guerre, encore une, ce n'est que la huitième du week-end. Je les fais changer leurs pantalons et leur mets des chaussettes sèches. Une petite photo devant le sapin et ils ont le droit de prendre leurs paquets. Deux gros et un petit chacun. Qu'on ait huit ans ou quatre et demi, les cadeaux sont équivalent, en valeur et en taille. Ils ne m'écoutent pas, trop presser d'ouvrir leurs paquets. Comme c'est le Noël de ma belle-mère, je m'éclipse avant qu'ils n'aient découvert le contenu de leur paquet.
Un peu maussade, je pars rejoindre ma voiture. Ça y est, le Noël 2016 est passé, en un éclair. Demain et cinq jours durant je travaille à 6h30 donc debout à 5h.
Ça va leur faire du bien de passer quelques jours avec leur grand-mère. Moi je n'aurais pas pu m'en occuper, ils auraient dû aller au centre de loisirs et ils n'aiment pas trop ça.
Je cherche mes clefs de voiture dans ma veste, elles n'y sont pas. La porte émet son « clic » quand j'attrappe la poignée, bingo ! Elles sont sur le contact. Ça m'évitera de retourner dans la maison.
Petit moment de nostalgie quand je m'assois dans la voiture. Je me mets en route et me dit que j'ai oublié de mettre ses gants de gardien de but dans le sac de mon grand garçon. Il va m'en vouloir, il voulait s'entrainer...
Passage devant la maison de la vieille qui n'est toujours pas là, elle aurait pu quitter son poste d'observation et aller aux toilettes, ça doit lui arriver ça de temps en temps non ? Je ris intérieurement en pensant qu'en dix ans, nous sommes à chaque fois passer devant chez elle et jamais nous n'avons vu ce muret vide. Jamais nous ne sommes passé quand elle était aux toilettes. C'est fou ça ! Une vieille ça fait souvent pipi... Je pars dans mes pensées, des petites histoires croustillantes se déroulent dans ma tête et deviennent de plus en plus sombres.
Je ralentis pour pouvoir essayer de voir s'il y a quelqu'un dans la grande maison blanche sale, personne, même pas de lumière, je me tords limite le cou pour tenter de déceler une once de vie dans cette maison glauque. Si ça se trouve le mec qui squatte la maison des voisins de ma belle-mère est revenu cette nuit, il a bu et il a tué la vieille ?
Rien. Je me remets en place sur mon siège et au moment ou je me cale sur le dossier, je sens une main m'attrapper par le cou.